dimanche 15 mars 2009

Shugendo, bouddhisme et arts martiaux traditionnels


Shugendô, bouddhisme et arts martiaux traditionnels

par Pierre Simon Iwao


Poussé par le désir d’acquérir plus de méthodologie afin de mieux ordonner et approfondir ma connaissance des cultures de l’Asie, spécialement de l’Inde et du Japon, et ce faisant renouveler mon regard en le confrontant à des points de vue qui, sans être différents sur le fond, auraient la qualité d’être émis par des spécialistes universitaires, j’ai entrepris depuis octobre 2002, à soixante ans révolus, des études universitaires. Pratiquant le Yoga et les arts martiaux traditionnels japonais depuis plus de quarante ans, le fait religieux en général m’intéressait particulièrement.

Recherchant un domaine d’étude sortant du pur domaine livresque, le shugendô, 修験道, « voie (de l’acquisition) des pouvoirs par l’ascèse »(1) , dont « les origines remontent à celles de la civilisation du Japon »(1) , courant particulier du fait religieux japonais, avec sa pratique ascétique de marche ritualisée dans les montagnes se perpétuant encore de nos jours, me semblait être un terrain de recherche idéal, car une bonne partie de mon travail se déroulerait en extérieur ou du moins serait mené en référence à un « extérieur en montagne » et à un engagement du corps.

Ces deux éléments me convenaient parfaitement. Le second, du fait de mes longues années de pratique dans des domaines où le corps, souvent poussé dans ses derniers retranchements, jouait un rôle important, souvent décisif ; quant au premier élément, l’ «extérieur en montagne », il répondait à une réflexion qui m’est souvent venue à l’esprit et correspond à un reproche que je fais aux pratiques martiales qui, de nos jours, se déroulent presque exclusivement en intérieur, dans un dôjô 道場, « lieu où l’on pratique la Voie » , au sol égal et coupé du monde environnant : ne pourrait-on développer, cultiver d’une manière plus intéressante chez un pratiquant l’équanimité du cœur et les qualités physiques, mentales et spirituelles nécessaires pour qu’il agisse en tant que modèle pour le reste de la société, au travers d’entraînements rigoureux où il serait en plus confronté à la rudesse des intempéries et du climat et aux imprévus et pièges d’un terrain en extérieur ? Les tests de ces difficultés dépassées lui conférant ainsi une autorité véritable pour jouer ce rôle exemplaire.

Que les yamabushi 山伏, ascètes du shugendô « couchant dans les montagnes », nomment leurs gyôba 行場, « lieux de pratique », du même terme dôjô 道場 que celui utilisé par les membres des traditions martiales ne pouvait qu’éveiller ma curiosité et raviver mes souvenirs : en effet, lorsqu’en 1985 maître Saitô Satoshi 斎藤聡 , chef de la tradition martiale Negishi-ryû 根岸流 , m’accepta comme disciple lors de mon premier séjour de huit ans, il me fit au cours des nombreuses entrevues qui suivirent, -et qui se poursuivent encore de nos jours-, un long historique sur l’art du shuriken 手裏剣, « lame de lancer » , « (petit) sabre (caché) dans la main », spécialité de cette tradition. De formes, tailles, poids et modes de lancer variés (photographies en fin d'article), ces armes de jet, révélées au grand public par les films vantant les exploits des ninja 忍者 ( « espions » de l’âge classique) et très connues des jeunes générations et des fervents des arts martiaux, peuvent se ranger en deux catégories quant à leur aspect : celles qui ont une forme d’étoile shaken 車剣, « lame, sabre circulaire », à trois, quatre, six ou huit branches très saillantes et aiguisées. Les autres shuriken, de forme allongée et de section ronde ou octogonale, tels des stylets, lames, aiguilles, clous, à une ou deux extrémités aiguisées sont généralement appelés harishuriken 針手裏剣 , ou bôshuriken 棒手裏剣. Ces deux catégories d’armes de jet ont pour origine des armes de l’Inde ancienne : pour les shaken circulaires, ce serait la « roue », sharin 車輪 ou rinbô 輪宝, (skrt cakra), attribut (jibutsu 持物) du prince mythique parfait (jap. tenrinjôô 転輪聖王, cakravarti râja (skrt) le « maître de la roue » , souverain de l’univers, « le Parangon des Princes, dont le Buddha constitue la réplique spirituelle »(2). Quant aux shuriken de forme allongée, l’origine viendrait du vajra, le « foudre », la « massue de jet» d’Indra, roi des dieux du panthéon indien, grand roi guerrier combattant, allant « au devant des Puissances Hostiles tenant son arme, le vajra, dans la main droite »(2) . Ce vajra, jap. kongô 金剛, « diamant », apparaît dans la littérature védique en de nombreux hymnes consacrés à Indra, le Porte-Foudre. Ainsi la roue et le foudre, à l’origine armes anciennes et symboles du pouvoir, devenus attributs des sculptures des bodhisattva du bouddhisme ésotérique du Mahayana en particulier, ont pénétré au Japon avec l’iconographie bouddhique et y ont été ressuscités sous forme d’armes : les yamabushi, ceux du bouddhisme ésotérique Shingon en particulier, portaient sur eux cette sorte de roue de la loi ainsi que le shaken de même forme. En outre le tokko ou tokkosho, jap. 独鈷, 独鈷杵, vajra à une pointe aiguisée à chaque extrémité, qui est aussi un attribut de Buddha, suggère indirectement un shuriken allongé à deux extrémités tranchantes (voir les photographies en fin d'article), ce qui donne à réfléchir sur la relation existant entre d’une part la Roue de la Loi et le vajra bouddhiques et d’autre part les différentes formes de shuriken.

De plus, les bushi 武士, guerriers de l’âge classique, personnes très religieuses, superstitieuses pourrait-on même dire, étaient (comme le sont les yamabushi modernes cherchant dans leurs exercices ascétiques une réponse avant tout pratique à leurs problèmes quotidiens) à la recherche d’un résultat concret, tel que faveurs et protections divines. Et ils trouvaient tout ceci dans l’ésotérisme du mikkyô 密教, « enseignement ésotérique » dont ils utilisaient le symbolisme pour invoquer et actualiser l’ « efficace » des différentes entités du panthéon bouddhique spécialement connectées au monde martial: sur leurs armes, armures et différentes parties de leur équipement, étaient gravés ou dessinés des bonji 梵字 (caractères sanscrits modifiés, utilisés comme signes ou paroles magiques pour invoquer le pouvoir des divinités), des étoiles et constellations ayant des qualités martiales ésotériques, des vajra (symbole cosmique de l’unité auquel s’ajoute au plan martial le concept de protection et de dissimulation), des ken 剣, (épée droite à double tranchant à poignée en forme de vajra), dont les lames étaient souvent chevauchées par des dragons, ryû 龍.L’ensemble de ces symboles pouvait être combiné pour s’assurer d’un effet maximum quant à l’efficace recherché.
Le dernier élément expliquant mon intérêt pour les yamabushi, appelés aussi shugenja 修験者, « ceux qui recherchent les pouvoirs par l’ascèse », tenait à leur activités martiales importantes, spécialement pendant les périodes Kamakura (鎌倉時代, 1192- 1333) et Muromachi (室町時代, 1392-1490) : ils y exerçaient entre autre les fonctions de messagers et d’espions, du fait de leur connaissance parfaite des chemins de montagnes, de leur vie errante parmi une population locale sédentaire et surveillée, et de leur lien connu avec les fameuses traditions martiales ninja Kôga-ryû 甲賀流, Iga-ryû 伊賀流 , spécialisées dans l’infiltration et l’espionnage. De plus, avant les combats, il leur était demandé d’exécuter des rites de protection en faveur des chevaux, des armes et des armures et d’autres destinés à juguler les forces ennemies. Rappelons aussi que, du XIIe au XVIe siècle, de nombreux groupes de yamabushi armés et connus pour leur valeur martiale , tels ceux de Yoshino, de Katsuragi et de Kumano, ont soutenus les différentes factions politiques qui luttaient pour le pouvoir.

A cela s’ajoute le fait que j’ai pu voir et étudier, chez Saitô sensei, plusieurs denshô 伝承, « traditions », transcriptions largement occultes - et comportant parfois des dessins - d’informations cryptées concernant les arcanes, tant techniques que conceptuels, de différentes traditions martiales. Ces denshô, écrits de transmission martiale, se présentent sous la forme de makimono 巻物 , « rouleaux » de transmission martiale ou de livret à page repliable. À les regarder (photographies page 9), on comprend bien que des liens existaient entre les yamabushi, le bouddhisme ésotérique et le monde des guerriers japonais.

Aussi quand ma directrice de recherche, Anne Bouchy, directrice d’étude à l’Ecole Française d’Extrême Orient EFEO, me suggéra, comme terrain d’étude en vue du diplôme de l’EHESS , de collectionner des faits sur le mine iri 峰入, l’« entrée dans la montagne » des monts Katsuragi au Japon, j’acceptai évidemment avec plaisir : l’étude de cette ascèse ancestrale, encore effectuée de nos jours par différents groupes de yamabushi, me permettrait d’approcher un champ d’étude qui rejoignait certains de mes intérêts au plan personnel et professionnel tout en me préservant un espace de liberté, que je n’aurais sûrement pas pu avoir si j’avais choisi de « faire du terrain » dans mon domaine professionnel, les arts martiaux traditionnels japonais. Appartenir à un ou plusieurs « courant de transmission », ryûha 流派, signifie que le membre d’une telle tradition a l’obligation morale d’envisager ses actes uniquement dans l’optique choisie par sa tradition, sans obéir à un quelconque désir de bénéfice ou intérêt personnels qui risqueraient de mettre en danger l’identité du groupe.

Ce terrain consacré aux pratiques modernes des yamabushi me permettait, tout en restant lié à mon passé, d’éviter les problèmes et écueils que je viens de soulever et m’offrait un large champ d’expérimentations nouvelles, garant du dépaysement intellectuel que je recherchais.


Pierre Simon Iwao a obtenu en juin 2008 le Diplôme de l’EHESS et prépare actuellement un Master 2 en anthropologie sociale et historique sur la notion de shugyô  (« ascèse ») telle qu’elle est vue et vécue dans le shugendô contemporain.




Figure 1: shuriken de la collection de Saitô Satoshi sensei
- photo Pierre Simon









Figure 2 : en haut, dharmachakra (« Roue de la Loi »).
Au milieu, tokkosho (« vajra à une pointe »).
En bas, karmavajra (« foudre de l’acte »), vajra entrecroisé considéré aussi comme une roue.Collection de Saitô sensei – photo P.Simon








Figure 3 : extrait du "hagunsei no maki", rouleau de transmission d’enseignement ésotérique shingon concernant les constellations, les divinités correspondantes et les formules incantatoires destinées à écraser les troupes ennemies. (collection Saitô sensei - photo P.Simon)








Figure 4 : extrait du makimono de la tradition "musôjûen-ryû" 無雙柔圓流 (collection Saitô sensei - photo P.Simon)