lundi 24 août 2015

Du feu et de l’eau, Le rite de la « traversée du feu » dans le Shugendô étude ethnographique



Du feu et de l’eau, 

Le rite de la « traversée du feu » dans le Shugendô


étude ethnographique 

Pierre Simon Iwao (2010)

EHESS
Master 2, Anthropologie Sociale et Historique



De nombreux éléments issus de cultes premiers et d'ascèses, enracinés dans l’antique tradition japonaise de respect de la nature, participent à l’élaboration de l’ensemble des pratiques, représentations et conceptions caractérisant le domaine du religieux au Japon. Ils ont été ainsi véhiculés pendant des siècles à l’intérieur du Shugendô, important courant constitutif du panorama religieux et culturel du Japon. La mémoire vivante d’un tel passé y a été transmise jusqu’à nos jours du fait de son ancrage dans la nature et de la réalité de la pratique ascétique spécifique de la démarche du yamabushi, celui qui «couche dans la montagne», l’adepte du Shugendô. Et si le Shugendô moderne, du fait de la territorialisation du pouvoir religieux institutionnel dès le XVe siècle, décline et fait face à une réalité socioculturelle très fortement enracinée dans l’univers sophistiqué des villes, il se veut toujours l’héritier d’un courant de pratiques ayant comme fondement une intense présence dans la montagne avec la participation rigoureuse du corps. Cet engagement extrême du corps, parfois au péril de la vie, et les rituels qui l’accompagnent doivent permettre à l’ascète pratiquant, gyôja, de pénétrer sain et sauf dans l’univers de la montagne longtemps considérée comme domaine interdit, car habitat d’entités redoutables. Devenu ainsi un être d'exception, il peut s’identifier avec les entités vénérées, identification garante de pouvoirs et de bienfaits, qu’il pourra redistribuer sous de multiples formes dans la société. Parmi les pratiques caractéristiques de la démarche du yamabushi et qui lui permettent de renouer avec des croyances ancestrales à forte valeur symbolique, nous pouvons citer l’«entrée rituelle dans la montagne», mine iri ou nyûbu, le «rite du feu», saitôgoma, l’«ascèse sous la cascade», takigyô, et la «traversée du feu», hiwatari. Cette étude a pour but de proposer une approche ethnographique du rite de la «traversée du feu» qui s’est déroulé le dimanche 25 avril 2010 au temple Hogakuzan Jûshin-in près de Kyôto.



Cadre géographique et historique



Depuis la gare de Kyôto, il faut changer plusieurs fois de ligne en direction du nord : d’abord la ligne Karasuma, puis la ligne Keihan et ensuite, à Demachiyanagi, la très touristique petite ligne locale Eizan menant, en direction du nord-est, d’une part au fameux mont Hiei (Hieizan, 830 m) où le moine Saichô fonda en 788 le temple Enryaku-ji, siège de la branche bouddhique Tendai, et d’autre part, par l’autre embranchement en direction du nord, au non moins réputé temple Kurama-dera situé sur le mont Kurama (Kuramayama ou Matsuosan), où le jeune Ushiwaka-maru (Minamoto Yoshitsune 1159-1189) fut reclus et passa son enfance avant de s’en évader pour devenir un des plus célèbres et populaires héros du Japon. La septième gare après Demachiyanagi en direction du Kurama-dera est celle de la petite localité de Iwakura atteinte en environ 50 minutes depuis Kyôto. Il n’y a pas de taxis mais comme ce dimanche 25 avril est le jour de la fête annuelle (taisai) du Jûshin-in, un va-et-vient constant de véhicules conduits par des moines ou des yamabushi transportent de 9 heures à 11 heures du matin les très nombreux participants de la gare au temple : cela évite les vingt bonnes minutes de marche à pied qu’il faut d’habitude pour se rendre au Jûshin-in en empruntant une route communale à la sortie nord de Iwakura. Par ce magnifique dimanche ensoleillé d’avril, des centaines de bannières verticales colorées portant le nom du temple Jûshin-in et de sa divinité tutélaire bordent les deux bas-côtés de la petite route communale jusqu’au temple et un véhicule nous y conduit en cinq minutes.
 







Sur le côté droit de la route, l’entrée de l’allée qui mène au temple fait face aux courts de tennis de l’université bouddhique situés sur le versant opposé et des étudiants s’échinent à frapper la balle. Une allée cimentée en forme de Z, toujours bordée de bannières, grimpe allègrement le versant boisé de pins rouges (akamatsu) du lieu-dit Muramatsu, la première barre du Z, la plus longue et la plus large, montant en pente douce, les deux autres, plus courtes et étroites, mais en pente escarpée, exigeant beaucoup d’efforts des mollets ou des moteurs. On arrive ainsi sur un terre-plein orienté est-ouest où se dressent en alignement un long bâtiment, abritant la partie administrative et le logement du jûshoku (le moine maître des lieux) Nakamura Kakuyû et de sa famille (sa femme et ses trois enfants), suivi du hondô, le pavillon principal. Ce dernier, comme l’ensemble des bâtiments, est orienté face au sud et abrite comme divinité principale Bishamonten, vaisravana, un des «quatre grands rois divins», shitennô, qui gardent le monde et protègent le bouddhisme : dieu guerrier, favorisant la victoire, protecteur du nord, il préserve des invasions armées, et de toutes sortes de dangers et de maladies et est aussi un dieu de le Fortune et de la Félicité. En bordure du terre-plein face au Hondô, du côté est, se trouvent deux petits pavillons, l’un dédié à Dakiniten, divinité féminine bouddhique associée au culte du kami dispensateur d’abondance, Inari ; quant à l’autre, tout petit, il abrite un petit jizô de pierre (ksitigharba, bodhisattva compatissant). Sur le large espace de terre battue en face du hondô se trouve l’aire du goma, le gomadan, où va se dérouler le saitôgama, le rite du feu officié par Miyagi Tainen, le monshû (abbé principal) du Shôgo-in, temple principal de la branche Honzan du Shugendô. Aussi bien dans l’agencement, dans la construction du foyer du goma que dans le déroulement du rituel, l’action symbolique de brûler les péchés par le feu et de les laver, de les purifier par l’eau est très visible. Les braises qui resteront à la fin de ce magnifique rituel, auquel assisteront environ trois cent yamabushi et près de deux cents laïcs, serviront à former l’espace de marche, hibuse, le «brasier», où se déroulera la «traversée du feu», hiwatari.


Comme il s’agit aussi de comprendre que l’impact symbolique de ce rituel a aussi des correspondances socio-économiques, il paraît opportun de tracer un bref aperçu de la construction historique des rapports liant le Shôgo-in, temple principal du courant Honzan shugenshû, et le Jûshin-in, qui lui est directement lié depuis le XIIIe siècle. Ce survol des aléas de l’histoire permettra de mieux comprendre d'une part les jeux de pouvoirs qui se sont établis, pérennisés et reconstruits lors de l’élaboration de cette lourde structure pyramidale qu’est l’organisation Honzan et, d'autre part, qu’il peut exister une pluralité de discours s’appropriant le passé selon des modalités différentes.


Fondé au XIIIe siècle, le Jûshin-in, situé en plein centre de Kyôto, était une des nombreuses structures religieuses oeuvrant pour le développement et la structuration de cet ensemble pyramidal fortement hiérarchisé tant sur le plan religieux qu’économique et social qu’était la branche Honzan du Shugendô. Ayant pour des raisons inconnues périclité, son nom fut changé en celui de Shôsen-in. À partir de la guerre civile Ônin no ran (1467-1477), bénéficiant d’un regain d’activités, il devint de plus en plus prospère, accroissant sa sphère de puissance et regagnant ainsi influence et prestige en tant que soutien important du Shôgo-in, le temple à la tête du courant Honzan. Au début de l’ère Edo (1603-1867), lui fut accordé le rang de inge, maison princière, statut qui lui accordait comme privilège d’avoir pour supérieur un descendant de familles princières, à l’égal du Shôgo-in. Il reprit alors son nom de Jûshin-in. Ainsi avec les autres inge dèjà établis, le Shakuzen-in, le Nyakuô Jôjô-in, puis plus tard le Gaya-in, il fit partie des instances directrices du Shôgo-in et du Honzan tant au plan financier que religieux et administratif. Les 25.000 structures religieuses que contrôlait le Shôgo-in à l’époque Edo étaient réparties par régions, kuni, ou domaines, han, que se partageaient les inge qui les géraient. Selon les périodes, certains inge furent plus dynamiques que d’autres. A l’époque Edo, le Shakuzen-in tombant en désuétude, le Jûshin-in réussit à établir un rapport d’égalité avec le Nyakuô-in qui était le plus florissant à cette époque. Le Jûshin-in devint ainsi le relais responsable et superviseur, au plan économique, politique et religieux, entre le Shôgo-in et, d’une part l’actuel département de Yamanashi, et d’autre part la région de Dewa (actuels départements de Yamagata et de Akita). En 1864, lors des combats qui opposèrent les forces pro impériales et les forces shogunales et qui mirent à feu et à sang le centre de Kyôto, le Jûshin-in fut la proie des flammes. La demande de reconstruction faite à cette époque au machibugyô, responsable administratif de la ville, fut reconduite et les terres du temple reversées à la ville. Il ne resta plus sur les terres d’origine qu’un minuscule bâtiment de deux pièces ne permettant pas à un éventuel jûshoku, abbé principal, de subsister. À partir de l’ère Meiji (1868-1912), plus personne n’habita au Jûshin-in qui devint dépendant du Shôgo-in, ce dernier cumulant les deux fonctions.


Quand, en 1984, Miyagi Tainen, haut dignitaire du Shôgo-in dont il est l’actuel abbé principal, transmis à Nakamura Kakuyû, à l’époque moine au Shôgo-in, le titre de jûshoku du Jûshin-in en lui demandant de s’en occuper, ce dernier réfléchit à la meilleure manière de faire revivre le Jûshin-in qui lui permettrait ainsi, tout en rentabilisant la structure, de se positionner sur l’échelle pyramidale de la construction de l’autorité et de la légitimité shugen. Ainsi fut acheté le terrain au nord de Kyôto sur les hauteurs boisées de la localité de Muramatsu à la sortie nord de Iwakura : les magnifiques pins rouges qui couvrent les versants constituant une idéale gomayama, montagne (couverte d’arbres à) goma, nécessaire à un temple shugen actif qui prévoit d'avoir comme activités religieuses reconnues le rite du feu et la traversée du feu. Les travaux durèrent de 1985 à 1988. En 1988 eut lieu la cérémonie inaugurale de reconstruction, rakkeishiki (ou rakkeikuyô), du temple, marquée par un rite du feu saitôgoma, auquel participèrent près de 1.000 yamabushi, suivi par le premier rite de la « traversée du feu », hiwatari, à avoir lieu à ce nouvel emplacement et dans la région du Kansai à l’ouest du Japon (région Kyôto-Ôsaka). Ce premier hiwatari fut officié par Nakamura Kakuyû et son père, qui lui en avait transmis les arcanes. Et depuis 1989 jusqu’à cette année 2010, sans interruption, le Jûshin-in a vu se dérouler, lors de son festival annuel de fin avril, 22 hiwatari, toujours précédés d’un rite du feu saitôgoma.


La participation des yamabushi du Honzan est toujours assez importante car Nakamura Kakuyû est la seule personne dans le Kansai à avoir les qualifications pour officier un tel rite de la «traversée du feu», ce qui lui confère une place significative, à la fois comme dignitaire du Shôgo-in et comme jûshoku du Jûshin-in. Nakamura Kakuyû est aussi l’actuel ôjuku, moine yamabushi de haut statut, dirigeant les deux parcours-ascèses rituelles saisonnières d’ «entrée dans la montagne» observées par le Shugendô, celles des mont Katsuragi et des monts Ômine.


Le rituel de la «traversée du feu», hiwatari
 


Inscrivant par un grand geste de son éventail refermé le caractère kan, syllabe germe de Fudômyôô (l’«irrité», le «furieux» au halo de flammes purificatrices), le destructeur des passions, en tranchant devant lui, face au foyer à demi calciné, l’espace encore enfumé, Miyagi Tainen, le monshu du Shôgo-in, mit fin au cérémoniel du rite du saitôgoma : il signifiait par ce geste qu’il renvoyait le Vénéré préféré des yamabushi. Exhorté à descendre dans l’aire du goma par l’attitude mentale, verbale et corporelle de l’officiant qui réactive ainsi les pouvoirs du Vénéré, rassasié par le «régal» des prières et des chants des participants et par le feu et le bois du foyer, ayant rempli sa mission salvatrice de transformation de l’aire rituelle en aire de réalisation de l’Éveil en brûlant les passions des participants et en exauçant leurs demandes, Fudô, le «terrible», peut s’en retourner dans le monde indifférencié auprès du Pan-buddha.


rite du saitôgoma




La place est alors libre pour le rituel suivant et l’abbé du Jûshin-in, Nakamura Kakuyû, qui attendait pieds nus, prend possession de son théâtre d’opération. Quelques yamabushi de haut rang, habitués de longue date, armés de tobiguchi, pics métalliques utilisés par les pompiers, démontent l’entrecroisement de gros rondins brûlants formant l’infrastructure du foyer, les traînant en sécurité hors de l’aire de pratique : ne reste alors que l’amas fumant et rougeoyant des braises oki sacrées. Deux par deux, chacun à l’extrémité de longues perches de bambou, deux groupes de yamabushi tapotent régulièrement, selon un rythme précis et sous l’œil attentif de Nakamura Kakuyû, le tas de braises pour lui donner peu à peu la forme d’un long corridor fumant d’environ 6 mètres de long sur 4 mètres de large, le hibuse, le «brasier» qui traverse ainsi une partie du terre-plein face au hondô.








À chaque extrémité du brasier donnant ainsi sur le hondô ont été étalés deux tapis de branchages fraîchement coupés : le premier servira d’abord d’assise à l’officiant, dôshi, et à ses deux aides-assistants, jisha, pendant la première partie du rituel consacré aux exhortations destinées à faire « descendre » les entités invitées en fonction de leurs pouvoirs. Ce tapis vert frais servira aussi à préparer les pieds nus des pratiquants en leur évitant de transporter sable et cailloux jusqu’au « brasier ». À l’extrémité opposée, devant le hondô, le deuxième tapis de branchages sert à accueillir les pieds noircis, échauffés et parfois brûlés des « adeptes » : un certain nombre de bassines remplies d’eau fraîche y sont aussi prévues pour laver les pieds et …. rafraîchir les brûlures.


L’officiant et ses deux fils qui sont ses jisha sont assis face au hondô sur le premier tapis de branchages. Le plus jeune, âgé de treize ans, assis à sa droite, tient dans ses deux mains le ganmon, rouleau calligraphié où est inscrite la demande spécifiant l’objet et le déroulement du rituel, que l’officiant lira pendant la cérémonie. L’aîné, dix-sept ans, placé à sa gauche, est quant à lui chargé du «soufflet» rituel, takezutsu, tube en bambou évidé, de large diamètre et d’environ 60 cm de long.











La première partie du rituel officié par Nakamura Kakuyû consiste en une récitation de formules ésotériques et de louanges à Fudômyôô, accompagnée d’une gestuelle des doigts et des mains destinée à circonscrire l’espace rituel pour le purifier et y inviter le Vénéré. Ce rituel vise aussi à commémorer et à réactualiser l’efficace du maître des «rois de Science», incarnation irritée de la volonté d’Éveil universel de Dainichi nyorai, le grand « illuminateur », le Pan-buddha. L’officiant en sollicitant sa présence va s’identifier à lui dans le but d’acquérir le contrôle de son pouvoir, gen : cette force purificatrice du «halo de flammes», kaen, qui baigne Fudômyôô et qui symbolise le «feu de la connaissance », chika, la lumière de la connaissance du buddha, qui doit brûler par l’intermédiaire de Fudômyôô les maladies, yamai, et les impuretés, aka, affligeant les êtres vivants. Ainsi investi du pouvoir du Vénéré, l’officiant peut contrôler le feu. Une autre expression existe pour désigner ce rite de «traversée du feu» : kashôzanmaiyaku, que l’on pourrait littéralement traduire par l’«offrande» (ku, du verbe sonaeru, offrir) de l’«idée» ou du «symbole» (sanmaiya est à rendre ici par kannen, concept, notion, ou par kansô, idée) de faire vivre le feu (kashô, hi wo ikasu, faire vivre le feu, dans le sens de hi no chikara wo ikasu, faire vivre, exploiter la force du feu, ou hi no chikara wo riyô suru, utiliser la puissance du feu). Ceci signifie que l’officiant d’abord puis les pratiquants ensuite doivent se mettre dans l’idée de Fudômyôô et de son feu, c’est à dire se pénétrer de l’idée du Vénéré et de sa flamme purificatrice et se mettre en mouvement, se mettre en exercice : jibun wo okosu, «se mettre en action». C’est dans cet état d’esprit qu’il faut traverser le feu : se mettre dans l’idée de Fudô et du feu. Faire vivre le feu en soi, ce n’est pas intensifier sa flamme, mais utiliser sa force pour le contrôler à son avantage. Se produit alors un processus de purification qui fait qu’une fois que tout est brûlé, quelque chose de nouveau advient.


Il s’agit donc en pratique de sentir le feu de Fudômyôô ou le feu de la connaissance du buddha et de traverser le feu, mais comme il s’agit malgré tout d’un feu bien réel, pour faire en sorte qu’il ne brûle pas, comme on a eu recours au concept du feu (de la connaissance du buddha), il faut avoir recours à l’idée de l’eau pour calmer le feu de les impuretés. Donc le rituel, dans un premier plan, fait appel au feu de la connaissance, chika, pour brûler les pensées perturbantes, janen, et les impuretés, yokoshima, et, dans un deuxième temps, pour apaiser et purifier ce brasier impur, gôka, («feu des mauvaises actions qui affaiblissent le corps»), l’officiant fait appel à l’idée de l’eau, à l’eau de Suiten, la divinité des eaux, ou de ryûjin, les dragons-serpents protecteurs de la Loi bouddhique et maîtres des eaux, c’est à dire à l’eau de la connaissance, chie no mizu, du buddha. L’officiant, à grand renfort de gestes, circonscrit l’efficace de ces entités dans l’aire cérémonielle jetant l’eau symbolique au quatre coins du brasier. À la fin de la préparation et avant de traverser le feu, il souffle sur le kashôdan («l’espace où vit le feu, le brasier») avec le bambou rituel projetant ainsi le souffle (brume chargée d’humidité) du roi dragon invoqué pour calmer encore plus l’ardeur du feu, puis, avec un geste identique à celui que fit le monshu à la fin du goma, il trace dans l’air avec le bambou le même caractère kan de Fudômyôô. Mais ici l’intention est différente, car il n’est pas question de renvoyer Fudômyôô, les adeptes ayant besoin de son soutien pendant la traversée du feu et de son pouvoir pour bénéficier d’une année de protection suite à cette traversée.








Par ce geste, il clôture la cérémonie propitiatoire et fixe sur l’aire de pratique les pouvoirs des entités tout en se chargeant d’énergie. Puis portant à bout de bras au-dessus de la tête un plateau, bon, où des cendres ont été disposées, Nakamura Kakuyû traverse majestueusement le foyer jusqu’à l’autel des offrandes, sonaemono.







Il est suivi par une trentaine de yamabushi passant un par un. Il fait un deuxième passage avec un autre plateau chargé de kashôhei, fines bandes de papiers colorés pliés en zigzag et fixées à une petit baguette de bois, à la fois offrandes symboliques et réceptacles temporaires pour un an) du pouvoir protecteur de Fudô, car l’officiant, avant de traverser pour la deuxième fois a passé le plateau plusieurs fois au-dessus du foyer en gage de purification. Ces kashôhei, devenus omamori, okaji, «protection», «amulette protectrice», sont ensuite redistribués à la longue file des adeptes (près de 300 personnes) de la «traversée du feu» qui parcourent en bon ordre le tapis de braises chaudes, kashôhei en main, après qu’un yamabushi de bon statut ait dessiné sur leur dos, en gage supplémentaire de protection, le caractère kan de Fudômyôô. 







Puis tout le monde étant vaillamment passé avec plus ou moins de bonheur, l’officiant se rend de nouveau au point de départ de la traversée pour déposer sur les braises encore chaudes des furufuda, anciens kashôhei de l’année précédente rapportés à cet effet, signifiant ainsi à Fudômyôô et à ryûjin de monter sur les kashôhei qui brûlent pour rentrer chez eux, ce geste marquant ostensiblement la fin du caractère sacré du foyer et son retour à sa fonction profane.
















Ainsi prend fin cette cérémonie qui, à la différence du saitôgoma où l’ensemble des participants demandent à l’unisson des bénéfices pour tout le groupe, fait participer individuellement les acteurs au moyen d’un engagement plus personnel, ceux-ci prenant directement en charge leurs requêtes ou celles de leurs proches, de caractère plutôt profane et relevant de ce que l’on appelle le «bénéfice procuré en ce monde», genze-riyaku : mubyôsokusai, c’est à dire «absence de maladies et d'infortunes».




L’officiant et la transmission


Nakamura Kakuyû, 52 ans, est né dans une famille de temple du département d’Okayama. Cette structure religieuse, matsuji, dépendante du Shôgo-in disparut à l’époque Meiji. Son père, adepte du Shugendô, était salariman, employé de bureau, exerçant épisodiquement des activités de moine. Dès l’âge de cinq ou six ans, son père l’emmena dans les réunions de yamabushi et, à partir de sept ou huit ans, ses parents ayant déménagé à Kyûshû, il s’est mis à y participer. Vers l’âge de dix ans, comme son père dirigeait des rites du feu et des «traversées du feu» à Kyûshû (sur le mont Hiko), il a commencé vraiment à ce moment-là. Il se rappelle qu’il soufflait dans la conque horagai et, jusqu’à l’âge de treize-quatorze ans (la fin du collège), il tapait sur le feu pour former le brasier du hiwatari, aidait à faire le goma et apprenait les rôles de maître du sabre de la Loi, hôkenshi, de maître de l’arc de la Loi, hôkyûshi. Après avoir été diplôme du lycée, il entra au Shôgo-in comme novice, kozô. Il a reçu sa formation de moine yamabushi du Shôgo-in. Quand il a hérité du Jûshin-in et qu’il s’est installé à la nouvelle location, à Iwakura, il a fait venir ses parents et c’est là qu’il a reçu vraiment la formation de son père en 1988. Il a fait deux fois le rite de la «traversée du feu» avec son père qui est décédé en 1990. Après cela, il a beaucoup réfléchi à la transmission reçue de son père qui lui avait enseigné les bases et les principes du hiwatari. Avant la mort de son père, il faisait le rituel, sahô, sans réfléchir. C'est après son décès qu'il a réfléchi à la meilleure manière de faire, en faisant aussi jouer ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Une semaine avant la cérémonie, il ne boit pas d’alcool. Avant, quand il fumait, il stoppait le tabac. De plus, il ne mange pendant cette semaine préparatoire ni viande ni poisson. Son père, qui était végétarien mais fumait, stoppait à cette occasion aussi l’usage du tabac. Il ne lui a jamais dit qu’il fallait faire quelque chose de spécial en tant que diète, mais lui sent qu’il a besoin de se mettre dans le même état que son père, et c’est la raison pour laquelle il suit ce régime.


Il a trois enfants dont deux garçons, les deux jisha de la cérémonie du dimanche 25 avril. Quand chacun d’entre eux a eu respectivement dix ans, Nakamura Kakuyû les a conduit faire la marche rituelle de Ômine, mais seulement la première étape, jusqu’au mont Sanjô. Il les a fait participer aussi à un certain nombre d’activités comme frapper du tambour lors des cérémonies religieuses, participer à des hiwatari, ils ont aussi été les « aides » du monshû lors du saitôgoma. Même s’ils ne comprennent pas vraiment, ils savent les gestes qu’ils ont à faire. Depuis trois ans, ils participent au hibuse (« foyer ») et ils ont déjà marché trois fois sur les braises. Mais cette fois-ci, comme ils n’avaient pas envie de traverser le feu, il leur a juste demandé en compensation d’être ses assistants. Et comme il n’y avait pas grand monde pour taper sur les braises, il leur a demandé de le faire et leur a appris la meilleure manière de frapper les braises avec une grande perche de bambou. De plus, taper sur les braises est très fatigant pour les vieux shugenja («adepte du Shugendô»), car ils ne supportent pas bien la chaleur. D’après Nakamura Kakuyû, les jeunes sont moins sensibles à la chaleur et, si cet enseignement ne leur est pas transmis, il sera perdu. Donc il a pensé que ce serait bien de le leur enseigner en tant qu’étape d’un processus de transmission. Il aimerait bien sûr qu’un de ses deux fils lui succède. Mais devenir moine d’un temple du Shugendô suppose d’ aimer faire le rite du goma et d’aimer marcher en montagne et, s’ils ne parviennent pas à aimer cela, ils ne poursuivront pas après lui. De plus, comme il n’y a pas d’entretien de tombes ni de services funéraires, la survie financière pose toujours un problème. Donc il faut que la personne ait un intérêt particulier pour les rites et les ascèses, et même un engagement. S’il n’y a pas cette volonté, la personne abandonnera. Nakamura Kakuyû ne force pas ses enfants ; il essaie de les intéresser et, pour lui, c’est un véritable travail, un problème à résoudre ! Il est difficile de transmettre, car les personnes susceptibles de recevoir la transmission ne comprennent pas toujours la valeur des choses.



Auparavant, jusqu’à l’époque de son père, ces quatre ascèses et rites de hiwatari (traversée du feu), takigyô (ascèse de la cascade), saitôgoma (rite du feu) et yama aruki (marche en montagne) étaient des pratiques usuelles du Shugendô. À partir du moment où un moine avait un temple, ces quatre pratiques étaient habituelles en tant que gyô, shugyô (pratiques ascétiques), gyôji ou shûkyô katsudô (activités religieuses). Mais du fait de la disparition de nombreux temples pendant l’ère Meiji, la transmission a été interrompue. Dans la génération précédant la sienne, comme celle de son père, plus de personnes devaient pratiquer ces rites, mais actuellement le rituel du hiwatari est devenu une pratique exceptionnelle. Dans tout le Kansai, il n’y a que lui qui l’exerce une fois par an. De plus, à la différence des époques précédentes où les yamabushi pratiquaient plus couramment ces rites, de nos jours, quand les shugenja ont traversé une fois le feu, ils ne le refont pas : ils assistent bien à la cérémonie mais ne marchent plus sur les braises, estimant que l’avoir pratiqué une fois était suffisant. Il en est d’ailleurs de même dans les «entrées dans la montagne», les anciens présents lors des marches laissent toujours au débutant le soin de faire les «ascèses spéciales», devenues de ce fait un «truc» de débutants. Et lors de cette «traversée du feu», sur les 300 yamabushi présents, 30 seulement ont traversé le foyer, la forme semblant là-aussi plus authentique, socialement parlant, que le fond !



Miyagi Tainen, le monshu du Shôgo-in 

Du fait de leur faible capacité calorifique et de leur faible conductivité thermique, les charbons de bois sont mauvais conducteur, la peau aussi est mauvaise conductrice. De plus, le déplacement continu des pieds dans un laps de temps somme toute assez court sur les braises de formes inégales diminuera aussi le phénomène de conduction sans oublier le phénomène d’isolation causé par les cendres. Ajoutons à cela que le corps humain est composé d’environ 65% d’eau et qu’une des humeurs qui le nourrissent, le sang, a la capacité de redistribuer rapidement la chaleur dans le corps. Tous ces éléments concourent à diminuer considérablement la quantité de chaleur reçue par conduction dans les pieds et à rassurer peut-être un peu la personne qui se lancerait dans une telle expérience. Mais cela ne signifie pas pour autant que le pratiquant ne ressentira pas de chaleur, même de très forte chaleur, de piqûre brûlante pouvant aller jusqu’à occasionner des cloques plus ou moins conséquentes.


Si le rituel de la «traversée du feu» a son efficacité, c’est qu’il fonctionne sur deux plans, l’officiant servant de lien entre le plan de l’expérience du sensible, de la maîtrise de la matière en tenant compte des conditions physiologiques, et le plan symbolique avec la gestuelle, les signes sanscrits, les invocations et les amulettes protectrices.


Copyright : Photos de Pierre Simon Iwao et de Claire Seika.


Pour citer cet article : 
Pierre Simon Iwao, "Du feu et de l’eau, Le rite de la « traversée du feu » dans le Shugendô",
EHESS, Master 2, Anthropologie Sociale et Historique, 2010 ; 
article mis en ligne à titre posthume le 24 août 2015 sur le Blog du Dojo Oshinkan.